En 1985, nous participions au jumelage Chalais-France avec Chalais-Suisse. Ma femme et moi étions hébergés à Vercorin, charmant vieux village du Valais suisse surplombant la vallée du Rhône rive gauche avant que celui-ci ne traverse le lac Léman. Notre hôte, Maxy Devanthéry, était un passionné de ski extrême, de voitures rapides et aussi éleveur de vaches et fabricant de fromage. C'est à ce titre qu'il nous invita à assister à un combat de reines dans la petite ville d'Aproz.

aproz.JPG

Il faut savoir à ce sujet qu'un troupeau de vaches en pâturage libre en montagne a toujours une meneuse: la reine de l'alpage. Son pouvoir est incontesté, elle mène le groupe, mange la meilleure herbe non piétinée par ses compagnes, et elle paît toujours au-dessus du troupeau, sans qu'une autre ne puisse lui contester la place. Elle gagne cette position sociale lors d'affrontements individuels non sanglants, dans lesquels la force mais aussi la stratégie sont prépondérantes.

Reine.JPG




Donc, en ce Dimanche 26 mai 1985, nous nous rendons de bon matin à Aproz, un village du Valais suisse où va avoir lieu ce tournoi rassemblant les éleveurs de la région. C'est une zone d'alpages, en légère pente, où un espace de combat a été matérialisé avec des piquets et un ruban de couleur. De nombreuses vaches paissent dans le pré, certaines cherchant déjà querelle à leurs voisines. Une zone de pique-nique a été aménagée et des stands de boissons sont installés. Des tribunes sommaires vont permettre aux spectateurs de s'asseoir.
Le petit déjeuner est copieux et arrosé de "Fendant", le petit vin blanc sec local, produit sur les coteaux du Rhône. Les joueurs de cor des Alpes apportent un arrière-plan sonore (le cor des Alpes s'entend jusqu'à 7 km), complété par le tintement des cloches qui pendent au cou des vaches.
La matinée est consacrée à diverses éliminatoires, au cours desquelles les championnes doivent assurer leur qualification. Les deux protagonistes, un numéro peint sur le pelage, se font face et front contre front et cornes emmêlées, cherchent à se déstabiliser mutuellement. Leurs cornes ont été râpées en arrondi pour éviter les risques de blessures. Celle qui a la position haute va chercher à la conserver pour assurer l'avantage stratégique. Celle en contrebas va au contraire chercher à creuser le sol pour s'enraciner et abaisser son centre de gravité. Il y a celles qui attaquent sans cesse, très vindicatives, et celles qui attendent, se laissant même pousser pour fatiguer l'adversaire et profiter ensuite de la moindre faute ou du moindre faux-pas pour le mettre en fuite. La compétition s'achève lorsque l'une des deux combattantes refuse le combat, présentant son flanc à son adversaire et s'éloigne de la zone de combat. Celle qui n'a pas abandonné est déclarée vainqueur. Ce peut être la plus forte, mais aussi, et c'est souvent le cas, la plus rusée. Les propriétaires assistent de très près au combat, et un rabatteur est chargé de mettre les protagonistes en contact et d'éloigner les trublionnes.
Je n'ai pas vu de paris sur les vainqueurs éventuels, mais il existe une retombée financière énorme : la valeur prise par la reine du concours et par les veaux de sa lignée fait que ces jeux ne sont pas dépourvus d'intérêt.
Arrive ensuite le moment du déjeuner : charcuterie locale au programme, arrosée de "fendant", qui accompagnera chaque moment de la journée. Compte-tenu des quantités de vin blanc sec absorbé, je pensais que la fête allait se terminer très mal pour certains... Erreur ! le fendant est sans doute le seul vin blanc que l'on peut boire toute la journée sans être incommodé !
L'après-midi, les choses sérieuses commencent : la foule a grossi, le fendant produit son effet, seules les meilleures prétendantes restent en lice. Chaque combat est accompagné d'acclamations et d'encouragements. Les vaches creusent le sol et dégagent un nuage de poussière. Les clarines attachées à un large collier de cuir clouté font un tintamarre impressionnant. Les confrontations s'enchaînent : elles peuvent durer de quelques minutes à une demi-heure. Le jury note tous les résultats. Certaines bêtes veulent se mêler à la bagarre mais elles sont impitoyablement écartées. L'ambiance est festive, passionnée, mais on sent les propriétaires tendus, car ils aiment leurs bêtes et craignent pour elles une blessure toujours possible. Gagnantes et perdantes sont longuement caressées et félicitées.
La poussière dessèche la gorge et le seul vrai remède est le fendant !
La journée se termine sans effusion de sang. Vient ensuite la remise des prix : la reine de l'alpage est couronnée d'un collier de fleurs et a droit à une belle médaille.
Cette fête traditionnelle n'est que la reproduction en public de ce qui se joue naturellement lors de l'arrivée dans les pâturages au printemps.


Deux séquences vidéo viennent illustrer ce billet :
combat-reines2.wmv
combat-reines3.wmv
Un article récent d'un journal suisse qui parle du combat de reines 2010 à Aproz où la confrontation a failli ne pas se terminer.